Hommage à Michel Jouvet

Miche Jouvet © LEEMAGE VIA AFP

 

MICHEL JOUVET 1925-2017 
Le sommeil paradoxal et le rêve


Michel Jouvet s’est rêvé marin, puis ethnologue avant d’opter pour la médecine à la fin de la deuxième guerre mondiale à laquelle il avait pris part en tant que résistant. Trois ans après la fin de son internat et la soutenance de sa thèse de médecine, alors qu’il était accueilli dans le laboratoire du Doyen Henri Hermann, il proposa en 1959 de qualifier de SOMMEIL PARADOXAL un troisième état du cerveau au cours du cycle veille/sommeil caractérisé par des périodes d’activité corticale rapide, proche de celle de la veille, un comportement de sommeil profond associé à une atonie musculaire, des mouvements oculaires rapides, et une érection. Depuis la fin du XIX siècle jusqu’en 1958 toutes les composantes comportementales du sommeil paradoxal avaient été décrites dans la littérature scientifique mais William Dement, hypnologue à l’Université de Stanford, en avait fait une interprétation à la fois partielle et erronée consistant à faire de cette activité rapide du cortex et des mouvements oculaires associés le témoin d’un état de sommeil léger, qu’il qualifia de REM (Rapid Eye Movements) sleep, négligeant à la fois le fait que le seuil d’éveil y est particulièrement élevé et que le tonus musculaire y est aboli. Bien au contraire Michel Jouvet constata que ce sommeil profond au cours duquel le dormeur est paralysé par l’atonie de sa musculature est le moment le plus ‘dangereux’ du cycle veille/sommeil et fait toujours suite à une phase de sommeil lent. Que dans cet état le cortex soit activé et que les yeux bougent, voilà le paradoxe. Mais un paradoxe, contrairement aux mouvements oculaires, ne s’observe pas et pour cette raison, mais aussi probablement pour faire oublier ses erreurs, l’école de Stanford imposa le terme de REM sleep au détriment de celui de sommeil paradoxal dans la littérature internationale, et commit ainsi une injustice flagrante qui contribua a écarter un jeune chercheur lyonnais de la course au prix Nobel. Pourtant dès 1959 Michel Jouvet, alors âgé de 34 ans, avait proposé à son équipe de tenter de répondre à six questions. Où se trouvent les structures responsables du Sommeil Paradoxal ? Comment fonctionne-t-il, avec quels neurotransmetteurs ? Le Sommeil Paradoxal est-il du sommeil, de l’éveil ou du rêve ? Quand apparaît-il pendant l’ontogenèse ? Pendant la phylogenèse ? Quelle est sa fonction ? Ce programme allait occuper toute sa vie et pendant plus d’un demi-siècle Lyon devint La Mecque de l’Hypnologie ! 

Quarante ans de physiologie ‘sèche’ furent nécessaires pour localiser les structures impliquées dans chacune des manifestations du Sommeil Paradoxal. Parallèlement la recherche d’un neurotransmetteur unique responsable du Sommeil Paradoxal fut une impasse qui déboucha sur la conception d’un réseau neuronal complexe où interviennent de nombreux transmetteurs (sérotonine, noradrénaline, acétylcholine...) et deux neuropeptides identifiés à ce jour (Orexine, MCH). Quant au rêve la suppression de l’atonie musculaire induite par la lésion bilatérale du locus coeruleus libéra des comportements d’agitation stéréotypés qualifiés d’oniriques chez le chat, lesquels sont également observables chez l’Homme et associés au rêve au stade précoce de pathologies neuro-dégénératives. Les innombrables enregistrements réalisés sur les hôtes de la ménagerie installée dans le laboratoire de Médecine Expérimentale de la Faculté Rockefeller confirmèrent que dans l’échelle phylogénétique le Sommeil Paradoxal est le propre des endothermes. Seuls les dauphins en sont dépourvus qui ne dorment que d’un hémisphère à la fois et ne peuvent s’offrir le luxe d’une atonie musculaire généralisée qui les priverait de faire surface pour respirer. Les enregistrement des mouvements fœtaux in utero et du sommeil des nouveaux nés ont montré que le Sommeil Paradoxal se stabilise dans le cycle veille/sommeil dès lors que la neuro-genèse a pris fin ; ce qui a conduit Michel Jouvet a formuler l’hypothèse que le Sommeil Paradoxal est le support d’une ‘programmation génétique itérative de l’individuation psychologique’ tout au long de lavie une fois figé le stock neuronal du cerveau. Avec cette hypothèse ‘innéiste’, qui lui a valu de sévères critiques, entre autres celles de ses collègues soviétiques, Michel Jouvet oppose à John Locke (Nihil est in intellectu quod non fuerit prior in sensu) la réserve de Leibniz (...sine ipse intellectus) et dans le champ psychanalytique il s’est dit plus Jungien que Freudien. 

Fidèle au ‘Connais toi toi-même’ Socratique ( Γνῶθι σεαυτόν) Michel Jouvet a colligé 7155 souvenirs de rêve du 14 Octobre 1970 au 31 Décembre 2009. De cette ‘onirothèque’ il a tiré un certains nombre de lois concernant en particulier ‘l’éventail diachronique’ c’est à dire le temps nécessaire à ce que les évènements vécus réapparaissent dans nos rêves dans le contexte spatial où ils ont été vécus, la balance hémisphérique entre les rêves de l’hémisphère droit et ceux de l’hémisphère gauche, la déconnexion entre rêves érotiques et activité sexuelle...Cette introspection onirique n’est pas si éloignée de la démarche surréaliste qui voyait dans le rêve une source inépuisable de la création artistique. 

Parallèlement à son inépuisable quête scientifique Michel Jouvet n’a pas cessé d’enregistrer dans son service de l’hôpital Neurologique le sommeil des patients souffrant d’hypersomnie ou de narcolepsie et a démontré l’effet thérapeutique du Modafinil dans ces pathologies où le temps de sommeil est augmenté et où l’horloge du Sommeil Paradoxal est déréglée. Avoir découvert une molécule de l’éveil n’est pas le moindre des paradoxes de cette vie dédiée au sommeil et au rêve.


François Mauguière 
Mai 2023